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AMAGRI réunit des chercheuses et chercheurs issus de différents horizons des sciences économiques et sociales qui s’intéressent, à travers plusieurs projets, à l’utilisation des antibiotiques en agriculture. Elles et ils étudient comment s’est installé le modèle dominant d’un élevage intensif soutenu par un recours accru aux antibiotiques, et se demandent dans quelles mesures celui-ci est remis en question, ou non, par les dynamiques actuelles s’efforçant de réduire la dépendance technique, économique et sociale de l’agriculture aux antimicrobiens. Plus largement, AMAGRI analyse le régime de régulation du médicament vétérinaire : quelles sont les pratiques, les savoirs, les acteurs, les technologies, les normes publiques et privées autour desquelles il s’organise, comment il s’est historiquement constitué, dans quelles mesures le problème de l’antibiorésistance tend à le mettre à l’épreuve, et ce qui est en jeu dans ses recompositions actuelles.

Différentes approches et méthodologies des sciences économiques et sociales sont mobilisées dans AMAGRI, de la sociologie du travail à l’histoire et aux STS, de l’anthropologie médicale à la science politique et à l’économie de la santé animale. Mais s’il est un cadre d’analyse qui rassemble les chercheuses et chercheurs d’AMAGRI, ce serait sans doute celui de la « vie sociale des médicaments » (appliqué ici au médicament vétérinaire) qui permet d’embrasser l’ensemble des circulations pharmaceutiques, de la production à l’utilisation des médicaments, en passant par leur prescription, leur commercialisation ou encore leur développement. C’est ce que nous essayons d’appréhender ici via la notion de régime de régulation du médicament vétérinaire, déclinée à travers quatre thématiques interconnectées.

Au final, la régulation du médicament vétérinaire se joue à de nombreux niveaux : celui des savoirs et des pratiques sanitaires en élevage, celui des professions et des organisations impliquées dans cette gestion des maladies animales, celui des marchés agroalimentaires et pharmaceutiques et celui enfin des politiques publiques et de l’expertise. Ce régime de régulation n’est pas fixe, il évolue au gré des controverses, des mobilisations et des enjeux qui apparaissent au fil du temps, en particulier autour de ce problème si complexe et si mouvant qu’est l’AMR. C’est bien là tout le défi que les chercheuses et les chercheurs des projets AMAGRI veulent relever, autrement dit analyser le plus finement possible la façon dont sont gouvernés les usages d’antibiotiques en élevage afin d’offrir des clés de compréhension et des leviers d’action à tous les acteurs impliqués dans la lutte contre l'antibiorésistance.

Savoirs et pratiques

Des antibiotiques sont utilisés tous les jours dans les élevages du monde entier pour différentes raisons, et dans des situations très variées : pour soigner des animaux malades, pour prévenir l’apparition de maladies ou simplement pour augmenter la productivité des exploitations grâce à leurs effets sur la croissance des animaux… Ils sont utilisés dans des fermes industrielles où les animaux sont enfermés la plupart du temps et où de nombreuses technologies permettent de rationaliser la production, mais aussi dans des élevages extensifs où les animaux peuvent être exposés à de nombreux pathogènes environnementaux, ou même dans certaines exploitations labellisées bio, durables ou agro-écologiques dans lesquelles, bien que l’usage des antibiotiques soit plus encadré, il n’est pas complètement interdit. 

Mais il existe aussi de nombreuses situations où les antibiotiques ne sont pas utilisés, et ce quel que soit le type d’élevage ou de système agro-alimentaire. On trouve désormais de la viande produite « sans antibiotiques » issue de fermes industrielles dans les rayons de presque n’importe quel supermarché ou dans certains restaurants fast-food, comme on peut acheter du lait bio ou des œufs « labels » qui n’ont pas non plus reçu de traitement antibiotique, que ce soit dans ces mêmes supermarchés ou directement chez le producteur. Il existe également des situations, comme c'est le cas pour de nombreux élevages d'Afrique Sub-saharienne, où la majorité des éleveurs n'ont qu'un accès et une expérience limitée de l'usage des antibiotiques et des médicaments vétérinaires en général; ceci alors que se développent, souvent en zones péri-urbaines, des élevages intensifs peu encadrés répondant à la demande croissante des consommateurs urbains en aliments d'origine animale. Il importe donc de comprendre beaucoup mieux comment les hommes et les femmes qui travaillent auprès des animaux d’élevage ont recours ou non aux antibiotiques, et comment leurs conditions de travail déterminent leurs pratiques de gestion de la santé des animaux. 

Éleveurs, vétérinaires, conseillers techniques, scientifiques, représentants commerciaux de diverses industries ou coopératives agricoles… de nombreuses personnes mettent les pieds plus ou moins fréquemment dans les élevages et y apportent des savoirs, des techniques et des technologies qui façonnent les pratiques de gestion de la santé animale. Il faut ainsi comprendre comment les antibiotiques, et les alternatives aux antibiotiques (qu’il s’agisse d’autres médicaments, de médecines parallèles ou diverses innovations en matière de pratiques d’élevage), sont rendus disponibles, sont prescrits et utilisés par ces différents acteurs et comment ces pratiques s’inscrivent dans des cadres sociotechniques et socioéconomiques plus larges (notamment les systèmes d’élevage ou les organisations dans lesquelles ces pratiques se déploient, ou les formes de régulation professionnelle, marchande et politique qui les encadrent).

Professions et organisations

Les pratiques d’utilisation des antibiotiques en élevage sont avant tout des pratiques professionnelles, autrement dit elles sont le fruit d’individus dont la gestion de la santé animale est le métier, qui puisent leurs savoirs dans des répertoires cognitifs, normatifs et socio-culturels définis collectivement et qui, pour partie, s’imposent à eux. Il existe pourtant aujourd’hui beaucoup de travaux qui tendent à analyser les pratiques des éleveurs et des vétérinaires (ou des patients et des médecins) sous un angle purement individuel : les pratiques s’expliqueraient par les représentations, les comportements ou les motivations des individus pris isolément les uns des autres et il suffirait de modifier ces éléments (via notamment la fameuse « prise de conscience ») pour que les usages d’antibiotiques, souvent considérés comme « bons » ou « mauvais » a priori, changent. Cette posture épistémologique n’est pas celle des sciences sociales. Elle est est surtout mobilisée dans la logique de l’ « antibiotic stewardship » qui place le « changement comportemental » au cœur des interventions.

Les projets d’AMAGRI visent au contraire à comprendre la dimension collective et structurelle des pratiques et des savoirs de gestion de la santé animale, et la façon dont des groupes professionnels et des organisations contribuent à encadrer l’accès et les usages d’antibiotiques en élevage. Les éleveurs sont insérés dans un tissu de relations sociotechniques et socioéconomiques avec les acteurs susceptibles de leur fournir divers intrants (fabricants d’aliments, entreprises de sélection génétique, vétérinaires) ou qui achètent leurs animaux (coopératives, abattoirs, grandes surfaces). Leurs manières d’utiliser les antibiotiques sont déterminées par des normes, des contrats ou des contraintes techniques et financières qui les lient de façon plus ou moins étroite à tous ces acteurs.

Quant aux vétérinaires, à la fois prescripteurs et principaux pourvoyeurs d’antibiotiques, leur travail s’inscrit dans des modèles professionnels et économiques en pleine mutation. Alors que dans le contexte européen ils sont aujourd’hui sommés de recourir de moins en moins aux antimicrobiens après des décennies où ces usages étaient peu questionnés, ils ont, comme les éleveurs, besoin de développer de nouvelles approches de la santé animale ainsi que des formes de travail, d’entreprise et de rentabilité qui ne reposent plus sur la prescription et la vente d’antibiotiques. Ce faisant, ce sont les modalités de la compétition intra- et extra-professionnelle qui évoluent et tendent à redéfinir le métier et la juridiction vétérinaires (par ex., développement de grands groupes vétérinaires offrant de nouveaux types de biens et de services, ou arrivée sur le marché de produits de santé sur lesquels les vétérinaires ne disposent pas de monopole de vente ou de prescription). In fine, c’est à l’aune de tous ces enjeux professionnels et organisationnels qu’AMAGRI interroge le problème de l’antibiorésistance et la régulation du médicament vétérinaire, tout en les resituant dans des processus de gouvernance de plus grande échelle encore.

Marchés et circulations

De nombreuses normes contribuant à l’encadrement des usages d’antibiotiques en élevage sont aujourd’hui de nature privée, ou intègrent des enjeux économiques et marchands à l’intérieur même des régulations publiques. Ainsi les produits, de plus en plus nombreux, dits « sans antibiotiques » (viandes, lait, œufs) ne sont pas le fruit de règlementations publiques qui auraient interdit l’utilisation des antibiotiques (mis à part les promoteurs de croissance bannis en Europe et dans quelques autres pays). Ces démarches sont souvent à l’initiative d’acteurs privés, notamment issus de la grande distribution, qui parviennent à imposer des cahiers des charges spécifiques à leurs fournisseurs (abattoirs, coopératives et donc éleveurs) afin de commercialiser de nouvelles « marques » leur permettant de capter et de fidéliser certains groupes de consommateurs. Ces cahiers des charges et ces contrats qui lient tous ces acteurs deviennent des éléments-clés pour comprendre les pratiques d’utilisation des antibiotiques (ou de leurs alternatives) en élevage, d’autant plus que « sans antibiotiques » ne veut pas toujours dire « zéro antibiotiques » (ce sont parfois seulement certaines molécules ou certaines conditions d’utilisation que ces labels interdisent).

A l’instar de cette vaste chaîne agroalimentaire structurée autour de nombreux acteurs, le marché des médicaments vétérinaires est lui aussi un système complexe qui encadre la circulation des antibiotiques, et la formation de valeurs économiques associées à ces échanges (prix, marges, chiffres d’affaire, etc.), entre plusieurs opérateurs. Les laboratoires pharmaceutiques tentent aujourd’hui de faire évoluer leurs modèles de recherche et d’innovation pour financer et protéger le développement de nouvelles molécules que les pouvoirs publics incitent à utiliser de moins en moins, et qui peuvent être aisément produites dans le monde entier. Les canaux de distribution de ces médicaments sont ensuite extrêmement complexes, et articulent des formes de circulation formelles et informelles qui garantissent ou non l’accès aux antibiotiques à des populations (humaines comme animales) qui, dans de nombreux cas, en particulier dans les Suds, en ont un besoin vital. La formation des prix et des marges pour et par les détaillants (vétérinaires, pharmaciens, revendeurs ou technico-commerciaux aux statuts plus ou moins flous selon les pays) est également un enjeu majeur pour cette question de l’accès aux antibiotiques comme, à l’inverse, de leur utilisation excessive. 

Au total, les différents usages d’antimicrobiens en élevage (qu’ils soient curatifs ou préventifs, systématiques ou ponctuels, etc.) sont largement dépendants de la façon dont se structurent les circulations pharmaceutiques et se forment les valeurs d’échange des médicaments et des produits animaux (traités ou non aux antibiotiques) sur différents marchés.

Politiques, expertise et controverses

Le problème de l'antibiorésistance étant désormais reconnu comme un enjeu « One Health » (santé humaine, animale et des écosystèmes), cela implique que, outre les acteurs économiques évoqués ci-dessus, beaucoup d’acteurs publics et parapublics contribuent également à la régulation des usages d’antibiotiques en élevage. De nombreuses controverses accompagnent ainsi la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de gestion de l'antibiorésistance : par exemple à la suite du rapport Swann en 1969 qui recommandait de séparer les molécules utilisées en agriculture et en médecine humaine, au cours de la crise de l’avoparcine dans les années 1990 qui a abouti à l’interdiction des promoteurs de croissance en Europe, ou plus récemment autour de l’établissement des listes d’antibiotiques critiques par les organisations internationales en charge de la santé, de l’agriculture et de l’alimentation. Les instances qui définissent les règles du commerce mondial ont aussi leur mot à dire et mobilisent leurs experts pour définir des taux de résidus d’antibiotiques acceptables dans les denrées alimentaires (les fameuses « limites maximales de résidus » qui existent pour toute substance potentiellement dangereuse). 

Ces enjeux, qui mettent aux prises des intérêts et des représentations du problème de l'antibiorésistance diverses et variées, se déclinent ensuite à des échelles régionales (le nouveau règlement européen sur le médicament vétérinaire cherche ainsi à articuler protection de la santé publique et défense des filières agroalimentaires), nationales (le plan français ne prévoit pas de découpler prescription et vente des antibiotiques mais encadre les pratiques commerciales sur le marché du médicament de façon bien plus ferme que par le passé, tandis que le plan anglais laisse beaucoup de responsabilités aux acteurs économiques en contrepartie d’une plus grande surveillance des usages d’antibiotiques) et locales (associations professionnelles, organisations non gouvernementales et services vétérinaires déconcentrés jouent aussi un grand rôle dans le contrôle et la mise en œuvre des normes d’utilisation des antibiotiques en élevage). Les politiques de lutte contre l'antibiorésistance requièrent aussi la collaboration des pays les plus pauvres, où la consommation reste en moyenne assez faible mais est également peu encadrée et où la surveillance de l'antibiorésistance est limitée. Ces pays sont fortement incités à aligner leurs pratiques sur les normes internationales, en décalage pour partie avec les contextes de ces pays qui font souvent davantage face à un problème d’accès (aux médicaments) que d’excès. Au total, les projets d'AMAGRI visent aussi à comprendre comment les politiques publiques et l'expertise contribuent à définir et encadrer les usages légitimes d'antibiotiques.

Divers

Cette dernière catégorie vise à aborder des enjeux transversaux aux quatre thèmes principaux, ainsi que des questions méthodologiques ou d'autres aspects liés à la conduite de recherches en sciences sociales dans le domaine de l'antibiorésistance.