Mon intérêt pour les médecines alternatives est apparu au cours d’une enquête de terrain, réalisée en 2008 dans le monde de l’élevage biologique. J’étudiais alors les dynamiques de développement de l’agriculture biologique (AB) sur deux zones d’élevage laitier de l’est de la France : la plaine des Vosges et l’Alsace bossue. J’ai ainsi rencontré des éleveurs pratiquant l’AB, d’autres qui envisageaient de s’y convertir, ou encore quelques-uns ayant arrêté cette forme d’agriculture, mais aussi des conseillers spécialisés en AB et des technico-commerciaux travaillant avec les éleveurs biologiques. J’ai aussi participé à différentes manifestations locales et réunions rassemblant des éleveurs biologiques (journées techniques, foire bio, formations[1]. Le cahier des charges de l’AB impose une restriction de l’utilisation des médicaments issus de la chimie de synthèse, principalement les antibiotiques. C’est pourquoi, lors de la conversion à l’AB, les éleveurs sont en quête de techniques et méthodes permettant de mieux maîtriser les risques sanitaires et de gérer les pathologies d’élevage sans recourir aux antibiotiques.

C’est au cours d’une journée de formation portant sur l’approche globale de la santé animale, et assurée par un vétérinaire homéopathe, que j’ai découvert la place importante des médecines alternatives dans les soins aux animaux élevés en AB. La formation était centrée sur les conduites d’élevage et d’alimentation permettant de limiter les problèmes de santé, mais le vétérinaire a également parlé de médecine alternative, et notamment d’homéopathie. Il a explicité succinctement les bases de fonctionnement de cette thérapeutique et proposé quelques remèdes pour des pathologies courantes. Certains des éleveurs biologiques que j’ai interviewés au cours de cette enquête avaient suivi des formations en homéopathie, mais ils n’utilisaient plus cette médecine. On m’a juste cité un éleveur, désormais retraité, qui était parvenu à soigner seul ses animaux avec l’homéopathie. Les autres jugeaient cette approche trop difficile à mettre en œuvre sans l’appui d’un vétérinaire homéopathe. Or parmi les vétérinaires ruraux français, rares sont ceux qui se sont formés à l’homéopathie, cette spécialisation n’étant pas proposée dans les écoles vétérinaires[2].

Intriguée par ces techniques alternatives de gestion de la santé animale dont l’utilisation semblait aller de soi dans le monde de l’agriculture biologique, et qui restaient toutefois ignorées des vétérinaires ruraux praticiens, je décidai de poursuivre mes recherches sur ce sujet. Plusieurs années furent cependant nécessaires pour trouver le financement et les collaborations scientifiques adéquates. C’est donc en 2016 que je commençai une enquête sur la gestion de la santé des troupeaux avec l’appui de Claire Manoli, enseignante-chercheuse en zootechnie à l’ESA d’Angers, et disposant d’une formation initiale de vétérinaire[3].

Nous avions fait le choix, dans un premier temps, de nous concentrer uniquement sur des méthodes de prévention de la santé et de laisser de côté les médecines alternatives, telles que l’homéopathie ou l’aromathérapie, qui ont aussi une visée curative. Nous nous sommes plus particulièrement concentrées sur un outil dérivé de l’approche homéopathique, Obsalim®, qui consiste à piloter l’alimentation des animaux en vue de limiter les problèmes de santé[4].

Nous avions pris contact avec deux organismes de formation continue en agriculture, l’un en Haute-Saône et l’autre dans le Jura, qui nous ont fourni des listes d’éleveurs ayant participé à des formations Obsalim®. Les neuf éleveurs et éleveuses de vaches laitières que nous avons rencontrés ont été choisis au hasard à partir de ces listes. Rapidement, au cours des entretiens, les personnes rencontrées ne se sont pas cantonnées à la méthode Obsalim® mais elles ont aussi abordé d’autres approches alternatives de la santé animale auxquelles elles s’étaient également formées. Ces éleveurs et éleveuses étaient en effet, pour une majorité d’entre eux, très investis dans la gestion de la santé de leurs animaux et très ouverts à différentes méthodes de soins ((Obsalim® est une méthode mise au point par le Docteur Giboudeau, qui vise à ajuster l’alimentation des animaux sur la base d’indicateurs observables directement sur l’animal. Les points d’observation sont directement inspirés de ceux utilisés pour le diagnostic homéopathique.)). En particulier, trois d’entre eux, situés dans le Jura, s’étaient pris d’intérêt pour l’homéopathie. Ils participaient à un groupe informel d’agriculteurs qui se réunissait une à deux fois par an pour discuter de leur utilisation de l’homéopathie, en reprenant des cas cliniques qu’ils avaient rencontrés sur leur ferme. Tous étaient dans une démarche d'homéopathie uniciste, selon laquelle un seul remède suffit pour soigner un individu malade.

Deux entretiens m’ont plus particulièrement permis de saisir les difficultés liées à l’apprentissage du raisonnement homéopathique. Le premier concerne une éleveuse qui débutait dans l’utilisation de l’homéopathie dans les soins aux animaux. Pour chaque animal soigné par homéopathie, elle listait précisément l’ensemble de ses observations et la succession des différents remèdes administrés, ainsi que les succès et échecs de traitement. Elle commençait à être plus à l’aise avec la phase de « répertorisation » - celle où l’on recense l’ensemble des signes cliniques – mais affirmait rencontrer encore des difficultés pour cibler le bon remède. Tout l’enjeu dans la démarche homéopathique consiste en effet à identifier celui qui, parmi la longue liste des traitements disponibles en homéopathie, correspondra le mieux aux indices détectés sur l’animal malade. L’éleveuse n’hésitait pas à appeler l’une de ses collègues qui avait acheté un logiciel informatique permettant d’orienter le choix du traitement. Ses notes lui servaient pour rediscuter de ses cas lors des rencontres avec les autres éleveurs pratiquant l’homéopathie.

Le second entretien est celui d’un éleveur plus expérimenté en homéopathie que l’éleveuse précédemment citée. Il nous a montré le tableau qu’il utilisait parfois pour classer les signes et trouver le bon remède homéopathique. Ainsi, tous les signes n’ont pas la même importance, il faut identifier ceux qui sont les plus pertinents pour le choix du remède. Ce tableau regroupait par ailleurs les principaux remèdes homéopathiques, effectuant un premier tri dans la masse des traitements disponibles. Car sinon, l’éleveur peut vite se retrouver désemparé devant l’ensemble des remèdes possibles qui sont regroupés dans des encyclopédies spécifiques à l'homéopathie, et nommées matière médicale[5].

Tout l’enjeu est d’acquérir des réflexes, permettant d’associer rapidement un ou quelques signes cliniques à un remède homéopathique. Cela exige un sens de l’observation aigu, mais aussi une connaissance approfondie des traitements homéopathiques et de leurs indications Ainsi, un éleveur nous indique qu’il aime feuilleter la « matière médicale » pour le plaisir, ce qui lui permet de se familiariser petit à petit avec les différents remèdes homéopathiques. Mais d'autres éleveurs préfèrent s'en tenir à des guides pratiques,  qui se limitent aux remèdes les plus courants en homéopathie vétérinaire.

Cette première enquête a été complétée par d’autres entretiens, réalisées sur d’autres territoires, auprès d’éleveurs biologiques uniquement. J’ai constaté qu’une majorité d’entre eux n’appliquaient pas de manière aussi stricte la démarche homéopathique uniciste, mais qu’ils se limitaient à quelques remèdes, associés à des pathologies ciblées.  Cela me semblait contradictoire avec le principe même de la démarche homéopathique tel que le vétérinaire formateur et les premiers éleveurs rencontrés me l'avaient explicité. J’en ai donc discuté avec mon médecin traitant, lui-même homéopathe. Il m’a confirmé que certains remèdes sont utilisés comme « traitements symptomatiques », que leurs effets sont tellement puissants qu’ils sont quasiment indépendants du terrain de la personne. C’est le cas d’Arnica, remède utilisé pour les coups et hématomes. Une autre explication m’a été suggérée : les vaches d’un même troupeau pourraient présenter des terrains relativement proches, du fait de la sélection génétique réalisée par l’éleveur, c’est pourquoi un même remède pourrait convenir à l’ensemble des animaux. C’est d’ailleurs cette explication qui est donnée pour justifier l’utilisation de l’homéopathie dans les élevages de volaille, dans lesquels les granules sont dissoutes directement dans l’eau de boisson.

Ainsi, en creusant, je compris qu’il y a différentes manières de pratiquer l’homéopathie pour les éleveurs. C’est par une initiation progressive, embarquée par des éleveurs passionnés par cette thérapeutique, que j’ai pu cerner les détours qu’ils prennent pour tenter de maîtriser cette médecine. Cependant, aucun éleveur n’a émis de doutes sur l’efficacité de cette thérapeutique, les échecs étant le plus souvent attribués à un manque de maîtrise de la démarche homéopathique. Dans le prochain billet, qui portera sur l’analyse d’un matériau particulier recueilli durant les enquêtes - les récits de guérison - je reviendrai sur des facteurs qui expliquent l’adhésion des éleveurs à cette thérapeutique, en dépit de la difficulté à la mettre en œuvre.

Cette note a été publiée antérieurement sur le blog Transhumances, et nous le remercions d'avoir accepté de le reprendre ici.

Références

Hellec F., Blouet A., (2012). « Technicité versus autonomie. Deux conceptions de l’élevage laitier biologique dans l’est de la France », Terrains et travaux 20 : 157-172

Hellec F., Manoli C. (2018) « Soigner autrement ses animaux : la construction par les éleveurs de nouvelles approches thérapeutiques » Economie rurale 363 : 7-23.

Notes
  1. ^ Les résultats de cette recherche ont été publiés dans Hellec, Blouet, 2012.
  2. ^ Sur ce point, voir le billet de Lorène Piquerez : https://ritme.hypotheses.org/1580.
  3. ^ Ce travail de recherche a été réalisé dans le cadre du projet COPPECS, financé par les programmes GISA et AgriBio4 de l'INRA.
  4. ^ Une première analyse de cette enquête est présentée dans Hellec et Manoli, 2018.
  5. ^ Matière médicale est le titre donné aux livres de référence en homéopathie, qui listent l’ensemble des remèdes homéopathiques disponibles et leurs indications thérapeutiques. Il n'existe pas de matière médicale spécifique à la santé animale disponible en langue française. Les éleveurs rencontrés utilisent principalement la matière médicale de James Kent pour la santé humaine, et dont il existe différentes traductions en français.