De nombreuses actions internationales, européennes et nationales ont été menées pour lutter contre l’antibiorésistance, parmi lesquelles divers « classements » d’antibiotiques. Comme évoqué dans le premier billet de cette série, les classements sont des instruments d’action publique qui ont une action régulatrice. Dans le cadre des politiques de lutte contre l’antibiorésistance, ils permettent de fixer des règles pour ordonnancer les antibiotiques, selon leur importance pour la santé humaine et vétérinaire, et ainsi encadrer leur usage.

La colistine apparait aujourd’hui sur tous les classements imaginés à l’échelle nationale ou internationale, si bien qu’il est parfois difficile de s’y retrouver. Côté santé humaine, l’OMS l’a classée comme « antibiotique d’importance critique parmi les plus prioritaires » (2016) et antibiotique de dernier recours « Reserve » dans l’outil AWaRe (2019). Côté santé animale, l’OIE l’a classée « agent antimicrobien très important en médecine vétérinaire » (2007). Au niveau européen, la colistine fait partie du groupe « Restrict » des antibiotiques dont l’usage en médecine humaine est prioritaire (2019). Ces classements semblent globalement s’accorder sur un effort commun : des mesures qui visent à limiter au maximum les usages vétérinaires de la colistine, notamment suite à la découverte de son efficacité comme antibiotique de dernier recours face aux bactéries multi-résistantes, et particulièrement après la découverte de résistance plasmidique (fin 2015).

Alors que son statut d’antibiotique critique semble faire consensus aux niveaux international et européen, la France a adopté une position différente, aboutissement d’une controverse entre ses agences sanitaires. Pourquoi la colistine n’est pas inscrite sur la liste nationale des antibiotiques critiques mais est assortie d’un objectif de réduction dans le plan Ecoantibio 2 ? D’un côté, l’ANSM avait recommandé que la colistine fasse l’objet d’un encadrement réglementaire strict, identique à celui des céphalosporines et fluoroquinolones. Alors que l’ANSES avait jugé qu’en l’absence de développement de résistances en élevages, la balance bénéfices-risques ne justifiait pas de telles mesures. Ainsi voilà définit l’objet sociologique de mon enquête : le non-classement de la colistine dans l’arrêté du 18 mars 2016.

On parle d’enquête en sciences sociales pour qualifier l’ensemble des procédés méthodologiques employés pour répondre à une question de recherche. Dans le cas présent, je me suis également rapprochée de son registre « policier », à la recherche d’éléments pouvant éclairer ce revirement. Je cherchais à identifier, dans le temps de l’arbitrage, ce qui a fait basculer la décision vers un instrument « incitatif et conventionnel » au lieu d’une forme « législative et réglementaire » (Lascoumes & Le Galès, 2005), comme on pouvait s’y attendre. Je souhaitais identifier les acteurs principaux de cette décision et comprendre les éléments qui l’avaient motivée.

Ce dossier n’a pas suivi le schéma « classique » des problèmes gérés entre deux ministères en désaccord, pour lesquels on monte progressivement dans le niveau hiérarchique décisionnel tant que la question n’est pas solutionnée. Ce dossier n’a pas été politisé et n’a pas été l’objet d’un arbitrage entre cabinets ministériels. L’enquête a mis en avant que le non-classement de la colistine s’inscrit dans une séquence décisionnelle qui s’est construite au fur et à mesure qu’un ensemble de jalons ont été posés. Les travaux relatifs à l’analyse des politiques publiques et de l’action publique ont été essentiels dans mon travail (Jacob et al., 2021).

Le plan Ecoantibio 1 (2012-2017) a joué un rôle fondamental par la structuration de la politique nationale de lutte contre l’antibiorésistance. Il a permis d’engager le mouvement de baisse générale de l’usage d’antibiotiques en médecine vétérinaire, tout en étant un espace de dialogue institutionnalisé entre acteurs de la santé humaine et de la santé animale. Avant d’être intégrée au plan Ecoantibio 2 (2017-2021), la colistine était donc déjà inscrite à l’agenda informel du plan Ecoantibio 1, que l’on peut qualifier d’étape pré-décisionnelle (Eymeri-Douzans, 2021). L’objectif de 50 % de réduction de la colistine du plan Ecoantibio 2 a été atteint en moins de trois ans, soit bien avant le terme de cinq ans fixé dans le plan. Ce résultat n’aurait pas pu être atteint si rapidement si un ensemble de conditions n’avaient pas été réunies en amont, comme la baisse générale du recours à l’antibiothérapie dans les filières porc et volaille. Elle repose sur l’évolution des pratiques vétérinaires et sur les progrès généraux dans la conduite d’élevage. Le plan Ecoantibio 2 constitue ainsi la phase post-décisionnelle, fortement conditionnée par la phase pré-décisionnelle …

Ainsi, par la gouvernance du plan Ecoantibio, et grâce aux différents outils mis en place, les conditions ont été réunies pour que la colistine ne soit pas classée antibiotique critique. Mais c’est un cadre aux fondations fragiles. Il repose essentiellement sur l’expression d’une faible prévalence de bactéries résistantes à la colistine au niveau animal, y compris pour le gène de transmission plasmidique, et sur l’absence de preuves scientifiques d’une transmission de bactéries animales vers l’homme. A tout moment, de nouvelles données scientifiques pourraient le remettre en question.

Quant au temps de la décision en lui-même, mon enquête montre qu’il relève d’une entente entre spécialistes des services des ministères de l’agriculture et de la santé, détenteurs du bagage scientifique nécessaire à la pleine compréhension de l’ensemble des enjeux relatifs à cet antibiotique. La décision qui était raisonnable de leur point de vue était d’écarter le classement de la colistine en tant qu’antibiotique critique en l’absence de preuves scientifiques suffisantes du développement de résistances. La phase de décision a ainsi pris place dans un espace particulier limité, que la littérature définit comme un « atrium », où les règles sont maîtrisées par un groupe (Eymeri-Douzans, 2021, Zittoun, 2021), composé ici des vétérinaires et des médecins fonctionnaires de la santé publique.

Ces premiers éléments de l’enquête permettent donc de situer la question des antibiotiques critiques dans l’espace réglementaire et administratif. Le dossier de la colistine est un beau sujet d’étude pour le politiste, qui illustre la complexité des modalités décisionnelles. Mais alors, que peut-on en conclure ? Le cas de la colistine est-il représentatif du classement des antibiotiques critiques ou bien est-ce un antibiotique critique à part ?

Je vous proposerai une réponse à cette interrogation dans le troisième billet, La colistine (3). Exemplarité ou singularité ?

 

Références :

EYMERI-DOUZANS, J.M. (2021). Prise de décision. In : JACOB S., SCHIFFINO N. Politiques publiques. Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique. Editions Bruylant, 2021, pp. 117-194

LASCOUMES, P., LE GALES, P. (2005). Gouverner par les instruments. Presses de Sciences Po

ZITTOUN, P. (2021). Politique et politisation des politiques publiques. In JACOB S., SCHIFFINO N. Politiques publiques. Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique. Editions Bruylant, 2021, pp. 77-115