La complémentarité des ressources économiques et des compétences individuelles

Les ressources économiques

Comprendre la mise en place des suivis et l’organisation du travail ne peut se faire sans étudier le business model des cabinets vétérinaires. Dans le cadre de la médecine générale, bien qu’il existe quelques différences entre les cabinets, les visites sont généralement facturées à l’acte avec le prix de la visite (avec ou sans prise en compte des frais de déplacement) et des produits s’il y en a de prescrit. La mise en place des suivis modifie le système de facturation des visites en se basant sur une tarification à l’année selon les différents types de suivi et la gamme choisie.

Aujourd’hui, comme présenté dans le précédent billet, la vente de produits représente entre 65 et 85 % du chiffre d’affaires de l’activité rurale des quinze cabinets enquêtés, le reste du chiffre d’affaires correspondant aux actes médicaux. La rémunération des suivis ne semble pas visible dans le chiffre d’affaires des cabinets, pour autant, cela permet de maintenir un pied dans les élevages, un bon relationnel avec les éleveurs et d’assurer la vente d’autres services plus rémunérateurs.

Un second équilibre économique passe par le statut mixte des cabinets vétérinaires. Dans six cabinets enquêtés (sur 14), le maintien de l’activité rurale, qui est en régression, a été permis par le développement de l’activité canine, en essor. L’association des deux types de public est donc essentielle d’un point de vue économique.

Les compétences professionnelles

L’ensemble des cabinets vétérinaires enquêtés a une organisation interne similaire, s’agissant en particulier du rythme des rendez-vous chez les éleveurs. Les vétérinaires se retrouvent généralement au cabinet le matin et attendent que les éleveurs les appellent. Il y a davantage de visites le matin puisque c’est le moment où les éleveurs sont auprès de leurs animaux. De fait, dans l’ensemble des cabinets enquêtés, il y a donc plus de vétérinaires disponibles pour les activités rurales dans la matinée que  l’après-midi. Les visites nécessitant une prise de rendez-vous préalable sont souvent programmées en matinée (suivi reproduction, opération, vaccination…) pour coïncider avec le rythme des animaux. Les cabinets vétérinaires ont également un système de garde comparable. Dix ont un système de garde interne et huit font des gardes mixtes. Trois cabinets partagent leur garde avec des cabinets voisins ce qui permet d’augmenter le nombre de vétérinaires dans le roulement.

A ces activités de médecine générale s’ajoutent donc les suivis qui vont modifier l’organisation du travail au sein des cabinets. En effet, deux visions de la médecine s’opposent, d’un côté l’idéologie de la spécialisation pointue, gage de qualité dans les services proposés, et de l’autre, une médecine généraliste qui permet de répondre à toutes les urgences. Ainsi, les premiers cabinets, capables de proposer jusqu’à cinq suivis différents, vont aménager les emplois du temps des vétérinaires pour que certains ne puissent faire que des suivis tandis que les autres cabinets misent sur leurs rôles de « vétérinaires pompiers » et jouent sur la polyvalence des savoirs et compétences techniques et sanitaires. Dans tous les cas, pour que des vétérinaires puissent ne réaliser que des suivis, cela implique que la gestion des urgences sanitaires des élevages soit assurée par d’autres vétérinaires (qu’ils soient du même cabinet ou non). La profession vétérinaire est donc avant tout un métier collectif où l’offre de service dépend de l’agencement des cabinets et où les activités sont de plus en plus cloisonnées les unes des autres ce qui implique une spécialisation des vétérinaires voire une hiérarchisation des tâches au sein d’un cabinet.

Au total, la volonté d’aller vers des médecines préventives se raisonne à l’échelle collective du cabinet. Cette complémentarité et cette interdépendance se voient au niveau financier et organisationnel des cabinets. De plus, pour faire leur place dans les élevages, les vétérinaires doivent s’insérer dans un marché déjà existant, il leur est donc nécessaire de se démarquer aussi bien au sein de la profession qu’au sein du monde agricole.

 

La concurrence inter et intraprofessionnelle

L’organisation interne du cabinet tend à structurer l’offre de services des cabinets vétérinaires. Toutefois, cette enquête a également démontré que la mise en place des suivis dépend de la « captation de la clientèle » dans un monde agricole fortement concurrencé.

Si le vétérinaire est le garant de la santé globale du troupeau, il n’est cependant pas le seul à intervenir en élevage. Il existe différents intervenants dans les fermes pour un même service, par exemple autour de la reproduction (inséminateur, vétérinaires) ou de la qualité du lait (contrôle laitier, vétérinaires). Les vétérinaires prétendent se démarquer des autres professionnels pour quatre raisons : leur expertise professionnelle ; la présence physique régulière dans les élevages (proximité, réactivité, disponibilité) ; une très bonne connaissance de l’élevage ; et une relation de confiance avec les éleveurs. Les concurrences avec le monde extérieur restent le modèle dominant et peu de relations de partenariat se mettent en place entre les vétérinaires et les différents acteurs.

Au-delà de la concurrence extra-professionnelle, il existe également des concurrences intra-professionnelles, entre confrères et  consoeurs. La crainte des vétérinaires libéraux est de perdre des actes qui leur étaient exclusivement réservés et qui assuraient une source de revenu régulière, comme la prophylaxie désormais largement captée par les GDS (Groupements de défense sanitaire), la vente de produits médicamenteux que réalisent les coopératives d’approvisionnement (hors antibiotique) ou les vétérinaires « affairistes » (ce sont des vétérinaires qui prescrivent des médicaments dont les antibiotiques en dehors de leur clientèle de secteur).

L’agrandissement des cabinets

Afin d’assurer une place dans les élevages et le maintien de leur activité rurale, certains cabinets ont réalisé des alliances entre eux. Il existe différents degrés d’alliance en fonction des stratégies du cabinet, qui vont du rachat de sites afin d’assurer un monopole sur un territoire jusqu’à l’appartenance à des « réseaux de compétences ». Ces derniers sont des regroupements de cabinets vétérinaires sous une franchise. Il existe différents réseaux en France, dont l’un des plus connus en filière bovine est le « Réseau Cristal » (selon un des responsables du réseau, l’entité regroupe 27 structures soit environ 300 vétérinaires). Le réseau est largement présent dans les départements de Bretagne et des Pays de la Loire. Sur les quinze cabinets enquêtés, cinq appartiennent à un réseau de compétence (dont quatre au Réseau Cristal) et deux sont en cours de négociation pour les intégrer.

L’objectif de ce type de réseau est avant tout l’agrandissement, en s’étendant sur le territoire français, et d’avoir le monopole sur les activités de ventes en favorisant les sociétés créent par et pour le réseau (fabrication de produits, laboratoires…). Afin d’intégrer le Réseau Cristal, il existe plusieurs conditions dont la première est d’avoir une activité en productions animales et la seconde d’avoir un projet d’entreprise. Finalement, en fonction des différents paramètres, comme le nombre d’équivalent temps pleins dans la structure ou le type d’activité, les cabinets doivent une redevance annuelle pour intégrer le réseau. Les autres vétérinaires ne souhaitant pas intégrer le réseau mettent en avant la perte de proximité avec les éleveurs voire la perte de leur indépendance à l’échelle du cabinet.

Ce niveau d’analyse des cabinets vétérinaires dans le territoire permet ainsi de montrer que certes l’offre de services est avant tout une question organisationnelle à l’échelle des cabinets, mais elle est aussi directement influencée par les concurrences inter et intraprofessionnelles et par la présence des réseaux de cabinets sur le territoire.

Au total, cette enquête a permis de définir trois identités types de cabinet. Les premiers sont les « cabinets familiaux » qui n’ont pas pour projet de s’agrandir et qui souhaite maintenir un dialogue facile aussi bien avec les éleveurs qu’au sein du cabinet. A l’opposé, il y a les grands cabinets avec une logique d’agrandissement et de mutualisation des compétences et des vétérinaires, ces cabinets appartiennent généralement à des réseaux de compétence, ce sont les « cabinets corporates ». Enfin, un groupe de cabinet intermédiaire se dessine dans ce paysage, avec une volonté de mutualiser les moyens entre les cabinets tout en restant à l’échelle locale, ce sont les cabinets que nous avons qualifiés de « semi-intégrés ».

 

 

Cette analyse à différentes échelles permet de comprendre la place et le rôle des vétérinaires aussi bien dans les élevages qu’au sein des cabinets. En étudiant les pratiques vétérinaires, les résultats de l’enquête démontrent que malgré la volonté d’aller vers des pratiques préventives, la frontière entre le curatif et le préventif reste floue et les pratiques ne sont pas segmentées dans les fermes. La vente de produits, médicamenteux ou non, garde une place forte ne serait-ce que pour maintenir les activités rurales des cabinets, les actes à l’animal sont également intégrés aux activités de suivis. Ainsi, les suivis ne reposent pas exclusivement sur la prescription de conseil et constituent sans doute davantage de nouvelles manières de travailler qui permettent d’en maintenir de plus anciennes. Bien que les vétérinaires parlent de « médecine collective », dans les faits ce type de service ne se substitue pas totalement à la médecine individuelle.

En effet, cette étude met en évidence que la marchandisation de ces suivis s’inscrit avant tout dans une complémentarité des pratiques. Au-delà de la rémunération, les services de suivis permettent de maintenir « un pied dans les élevages » et ainsi de pouvoir vendre d’autres types de prestations par la suite qui assurent le fonctionnement des cabinets. De ce fait, la mise en place de ces activités est une question organisationnelle qui permet d’assurer la complémentarité des sources de revenus et des ressources humaines. Ainsi, certains vétérinaires ne peuvent réaliser que des suivis seulement parce que d’autres vétérinaires assurent le fonctionnement du cabinet et la gestion des urgences dans la clientèle.

Finalement, l’échelle du territoire vient appuyer un enjeu auquel fait face la profession, celui dela désertification vétérinaire qui conduit à l’agrandissement des cabinets. Face à ces réseaux de cabinets vétérinaires, des petits cabinets prônant la proximité et l’organisation familiale du travail résistent dans ce paysage. S’opposent alors deux visions de la médecine : la première basée sur des spécialisations de plus en plus poussées et la seconde se consacrant à une « médecine généraliste ». De nouvelles enquêtes devront questionner cette tendance récente : assiste-t-on à la formation d’une « médecine à deux vitesse » (mais où il existe un marché pour chacun des modèles), ou est-ce le début d’un mouvement de transformation plus profonde qui entraînera à terme la disparition d’un certain type de services ?