Depuis deux ans, je travaille sur les usages de méthodes alternatives de gestion de la santé des troupeaux par les éleveurs de vaches laitières. Derrière le qualificatif d’alternatif sont regroupées des thérapeutiques très différentes, telles que l’homéopathie, la phytothérapie, l’utilisation d’huiles essentielles ou l’approche alimentaire OBSALIM®. La place particulière des femmes dans les soins aux animaux m’est apparue au cours d’enquêtes conduites sur ce sujet. En Franche-Comté, c’est grâce à des contacts avec des organismes de formation continue en agriculture que j’ai pu identifier des utilisateurs de ces techniques alternatives, via les listes d’inscrits à des formations sur le thème de la santé animale. En Normandie, c’est un groupement agricole qui m’a directement sollicitée pour accompagner un collectif d’éleveurs formés à l’aromathérapie et désireux de s’ouvrir à d’autres thérapeutiques alternatives. Or dans les deux régions, j’ai observé une présence importante d’éleveuses parmi les participants à ces formations. Pour l’heure, je n’ai pas pu aller au-delà de ce constat. Dans ce billet, je souhaite rendre compte des similitudes qui apparaissent dans les trajectoires professionnelles de ces femmes et envisager en quoi ces premières observations pourraient faire l’objet de développements dans les enquêtes à venir.


Martine[1] a une trentaine d’années, elle vit en Franche-Comté. Elle a un BTS agricole, et a travaillé plusieurs années comme contrôleur laitier. Elle a rejoint son mari sur la ferme après la naissance de leurs deux enfants, et suite au départ en retraite de ses beaux-parents. Avant son installation, elle était « plus ou moins » sur la ferme, nous dit-elle en riant.

L’élevage des veaux, c’est le premier atelier dont elle assume, seule, la responsabilité. Elle a travaillé quelques temps avec son beau-père, qui en avait jusqu’alors la charge. Il lui a montré comment faire, mais cela ne lui convient pas, elle veut soigner autrement. Elle commence à suivre des formations. Pour que les animaux soient moins fréquemment malades, pour ne plus avoir à administrer toutes ces piqûres d’antibiotiques.

« Puis j’avais fait une formation sur les veaux parce que je trouvais que ça me manquait, parce que c’est mon beau-père qui s’en occupait avant et quand je suis arrivée, il m’a dit : je te donne le bébé. (rires) puis il avait une pratique… c’était les pratiques que moi, je trouvais que c’était trop brusque et puis fallait que je trouve des solutions... (…) Avant je soignais avec mon beau-père donc c’était au cachet, antibiotiques. Des piqûres dès que ça allait pas. Dès qu’ils naissaient, on leur donnait, c’était Locatim, c’était un vaccin. Ça nous coûtait les yeux de la tête. Et ça marchait pas plus ! »

C’est la même histoire que me raconte Nathalie, qui habite dans un village voisin. Nathalie n’a pas suivi de formation agricole. Mais ses parents étaient éleveurs, et à l’adolescence, peut-être par rébellion nous dit-elle, elle a choisi une autre orientation professionnelle, celle de comptable. Mais elle a toujours aimé s’occuper des animaux. Son mari s’est d’abord installé avec son frère, mais l’entente n’a pas duré, le GAEC a été dissous. Ils déménagent dans un autre département, où ils ont trouvé une ferme à exploiter. Nathalie a donc finalement décidé, après la venue de son troisième enfant, de devenir éleveuse.

 « Ben je suis déjà issue, mes parents sont agriculteurs. Donc j’ai vécu mon enfance à la ferme. Et puis, quand il a fallu choisir un métier, moi je… j’ai un peu refusé… mes parents me voyaient bien agricultrice, et puis moi, pas du tout. Je pense que c’était un peu un refus de l’adolescence. Donc je suis partie en comptabilité, donc j’ai travaillé au centre de gestion puis après j’ai travaillé chez un expert-comptable et puis je suis… quand je me suis mariée je suis revenue [là-bas], au centre de gestion. Et puis… ben j’allais aider mon mari, principalement le dimanche, parce que c’était un GAEC, on faisait un dimanche sur deux. Et puis… bon, il y a eu quelques différents au sein du GAEC… mon beau-frère aussi avait un fils qui était prêt… qui avait quasiment fini ses études et allait s’installer, donc on s’est dit, bon ben nous, on avait encore les enfants petits, donc on s’est dit, c’est peut-être le moment de partir, et puis de le laisser s’installer et puis que… Que l’ambiance soit plus facile quoi. Donc on a cherché une ferme, et puis on est tombés tout de suite sur cette ferme ici. Donc voilà. »

Nathalie parvient à obtenir un diplôme agricole par la validation de son expérience sur la ferme de son mari. Mais elle décide de suivre quand même une formation, et s’oriente vers le thème de la santé animale. Car elle aimerait en finir avec toutes ces piqûres administrées aux animaux. Elle suit alors différentes formations sur des approches alternatives de la santé et se passionne pour les plantes, notamment sous la forme d’huiles essentielles

« Moi, je suis persuadée qu’il y a d’autres moyens de soigner que de piquer quoi. Déjà nous, on ne fait aucun vaccin. Moi je suis contre de piquer tout le temps les animaux. Ça ne sert à rien, quoi. ».

Non loin de là, Françoise, une connaissance de Nathalie, participe elle aussi depuis plusieurs années à des formations en santé animale. Dans ce domaine, tout l’intéresse, et elle utilise sur sa ferme différentes thérapeutiques - homéopathie, phytothérapie, huiles essentielles, acupuncture... Françoise a toujours été éleveuse, mais pendant longtemps, elle a partagé son temps entre le travail sur la ferme et les enfants. Lorsque ceux-ci ont quitté le giron familial, elle a souhaité s’investir davantage dans son métier. Elle s’est intéressée de plus près à la gestion sanitaire du troupeau. Des factures vétérinaires trop élevées, des animaux trop souvent malades. Et puis toutes ces piqûres à faire. Il fallait changer quelque chose.

« Pourquoi vous avez décidé de vous former sur la santé animale ?

 Ben… [pour] diminuer les frais vétos ! Voilà. Avoir justement… une autre méthode pour avoir la santé... sur le troupeau quoi. C’était déjà vraiment… Ben déjà agir aussi sur le préventif : la phytothérapie, voilà… Et puis le curatif… ben autre chose que la médecine… allopathique, voilà. »

De l’autre côté de la France, en Normandie, c’est Sandrine qui me raconte une histoire similaire. Sandrine n’est pas issue du monde agricole, elle n’avait jamais songé à devenir éleveuse. Elle a travaillé pendant plusieurs années comme informaticienne en intérim. C’est durant une période de chômage que se pose la question de rejoindre la ferme de son mari. Sa belle-mère va bientôt partir en retraite, son époux ne pourra pas assumer seul le travail sur la ferme. Sandrine l’aide déjà, elle conduit les tracteurs avec les bennes l’été lors des moissons, elle assiste à la traite des vaches les week-ends. Et sa dernière expérience professionnelle s’est mal passée. Alors elle fait le pas, passe un diplôme agricole via une formation pour adultes et engage la procédure d’installation.

Là encore, ce sont les petits veaux qu’on lui confie en premier. Elle fait aménager le bâtiment, pour améliorer leurs conditions de logement, modifie l’alimentation et suit des formations en aromathérapie avec un organisme de développement agricole local. Les résultats sont là : les veaux se portent mieux, ils grandissent plus vite, surtout il n’y a quasiment plus de pertes.

D’abord les veaux, ensuite les vaches. Plusieurs des femmes rencontrées tentent ainsi de poursuivre les changements depuis les jeunes vers les animaux adultes. Remplacer les piqûres d’antibiotiques par d’autres types de traitements, faire plus de prévention pour éviter les inflammations mammaires, les toux. Mais les vaches, c’est le domaine du mari, et il reste sceptique à l’égard de ces thérapeutiques alternatives. Il faut convaincre, démontrer que ça marche. Empiéter sur son terrain, ne pas prendre trop de risques non plus. Surtout, ne pas réduire le niveau de production, ne pas perdre de bêtes.

Dans le Jura, Martine peine à convaincre son mari d’utiliser l’homéopathie pour soigner les mammites : « Si ça va pas assez vite, on passe aux antibios », nous dit-il. Anne, en Normandie, a quant à elle remporté assez vite l’adhésion de son mari, mais aussi de son salarié, concernant l’aromathérapie.

Quand, je suis allée faire la formation aromathérapie, mon mari n’était pas trop d’accord.  enfin, c’est pas qu’il était pas d’accord, c’est qu’il y croyait pas. Donc, quand je suis revenue et puis que j’ai commencé à commander mes huiles et puis à les appliquer, il était sans plus que ça, convaincu.  Et mon beau père qui, bon qui est éleveur avant tout, sur le coup, il m’a dit : « oui, c’est de la poudre de perlimpinpin… » Voilà, bon, bref.  Donc, déjà pour démarrer, j’avais pas trop de de… De soutien, mis à part le soutien de mon salarié !

Ah oui ? Lui s’est intéressé…

Oui. Oui.  Et donc euh, bon ben j’ai commencé à pratiquer, quand même.  Et puis, ben, on a eu les premiers résultats, tout ça…  Et bien, suite à ça, ben forcément, mon mari maintenant il me dit : « hé ! » - parce que il y a des fois, c’est vrai que quand je trouve pas le bon traitement du premier coup ou quand je suis obligé de mettre une seringue, je me décourage un peu.  Enfin décourager, façon de parler !  Mais il voit bien que ça m’embête. Alors il me dit : « mais non !, il me dit, tu continues à utiliser, hein ! Tu vois bien y a des résultats, il faut continuer !  Donc c’est vrai qu’à l’heure actuelle, c’est sympa parce qu’il m’encourage.  Bon il pratique pas.  Par contre, mon salarié pratique. Enfin, quand je suis là, il pratique pas. Par contre on est allés une semaine aux sports d’hiver… Je lui ai laissé le choix, hein.  Je lui ai dit : la semaine, s’il y a une mammite, tu fais ce que tu veux.  T’as les antibios à disposition ou t’utilises les huiles. Je te mets le protocole…  Il m’a dit : « non, non, j’vais essayer les huiles. »


Des traits communs ressortent de ces récits d’éleveuses. Les mêmes arguments sont invoqués pour expliquer l’intérêt pour des méthodes alternatives de soins aux animaux. Il s’agit tout autant de réduire les frais vétérinaires, et ainsi d’augmenter la rentabilité de l’entreprise, que de changer le rapport à l’animal : éviter les interventions traumatisantes comme les piqûres, avoir des animaux en meilleure santé, et plus largement travailler davantage en coopération avec eux. Par ailleurs, les mêmes étapes sont franchies par ces femmes soucieuses de soigner autrement leur troupeau : la majorité d’entre elles s’est installée tardivement sur la ferme du mari, après une première expérience professionnelle. Elles viennent ainsi en renfort, et prennent en charge un atelier de production secondaire. Elles doivent faire leurs preuves sur cet atelier, démontrer l’efficacité des techniques alternatives auprès des autres travailleurs sur la ferme, afin d’engager un changement plus large de la gestion sanitaire du troupeau.

Les pratiques liées à la santé des animaux apparaissent ainsi comme un révélateur de l’évolution des rapports entre les hommes et les femmes en élevage. Les éleveuses que j’ai rencontrées sont particulièrement investies dans les soins aux animaux, et assument de front travaux sur la ferme et travaux domestiques. Mais ce sont aussi des femmes qui participent directement aux décisions stratégiques sur la ferme, et qui impulsent, dans l’ombre, des changements majeurs dans les relations vécues avec les animaux d’élevage.


Ce texte a d'abord été publié sur le blog Transhumances, que nous remercions vivement de nous avoir autorisé à le reproduire ici !

  1. ^ Les prénoms des éleveuses rencontrés ont été modifiés. Les entretiens avec les éleveuses de Franche-Comté ont été réalisés en février 2015, ceux avec les éleveuses normandes en mars 2017.