Dès son émergence en Europe occidentale à la fin du XVIIIème siècle, l’homéopathie a fait l’objet de controverses au sein du monde médical quant à ses effets thérapeutiques. Ces controverses ont pris récemment une ampleur nouvelle, avec la mobilisation de médecins généralistes et spécialistes réclamant publiquement son déremboursement par la Sécurité sociale. Dans une tribune éditée dans Le Figaro le 19 mars 2018 et signée par 124 professionnels de santé, l’homéopathie est qualifiée de « charlatanisme ». Les médecins qui la pratiquent sont accusés d’un manque d’éthique, dans la mesure où ils prescrivent des produits dont l’efficacité est jugée « illusoire » car non démontrée par la science institutionnelle. En réponse à ces critiques énoncées sur la scène médiatique, des groupes de médecins homéopathes ont porté plainte auprès de plusieurs ordres départementaux de médecins pour non-confraternité.

Dans un tel contexte, le simple fait que je m’intéresse, en tant que chercheuse, à l’homéopathie vétérinaire est généralement interprété comme une volonté de légitimer cette médecine, tant par ses défenseurs que par ses détracteurs. D’un côté, je reçois les encouragements de vétérinaires et d’éleveurs utilisant régulièrement l’homéopathie et pour lesquels mes travaux de recherche permettraient de faire reconnaître et diffuser cette médecine, en particulier au sein de mon propre institut de recherche, l’INRA. De l’autre, je dois affronter l’incompréhension de nombre de personnes, dans mon entourage professionnel mais aussi amical voire familial, qui s’interrogent sur l’intérêt d’étudier une thérapeutique qui reposerait sur un simple effet placebo.

Explorer le contexte social d'émergence et de diffusion des techniques médicales

Comment justifier de travailler sur un objet ou un dispositif technique dont l’efficacité pratique est contestée ? Une démarche classiquement adoptée par les chercheurs en sciences sociales est d’explorer le contexte historique, social et politique qui a permis à cet objet ou dispositif technique d’advenir, et de laisser de côté leurs effets matériels réels ou supposés. Nul besoin de croire à l’existence des soucoupes volantes pour étudier le fonctionnement de groupes d’ufologues (Lagrange, 1990), ni – pour revenir dans le champ de l’agriculture -  de croire aux effets de poudres activatrices de la fertilité des sols pour analyser les formes de conseil et de vente associées (Goulet et Velly, 2013). L’historien Olivier Faure a ainsi reconstitué l’histoire de l’homéopathie, depuis son élaboration progressive par Samuel Hahnemann en Allemagne à partir de 1796 jusqu’à son utilisation actuelle, pour saisir les raisons de son succès, et ce indépendamment de la question de son efficacité thérapeutique (Faure, 2015). Toute l’introduction de son ouvrage est d’ailleurs consacrée à l’explicitation et la justification de sa posture de neutralité vis-à-vis de cette médecine. Olivier Faure se concentre ainsi sur les liens complexes entre les promoteurs de l’homéopathie, différents mouvements politiques et religieux et divers acteurs économiques. Il explore les stratégies d’alliances avec les uns et de radicalisation contre les autres, l’homéopathie s’étant peu à peu construite en opposition frontale à la médecine conventionnelle.

Si l’histoire de l’extension de l’homéopathie dans le champ de la santé animale reste à faire, des études récentes permettent d’entrevoir les raisons de son utilisation actuelle dans les élevages de rente. L’homéopathie constitue en effet l’une des rares alternatives disponibles sur le marché de la formation continue pour les vétérinaires et les éleveurs ayant éprouvé ce qu’ils considèrent comme des limites de la médecine conventionnelle, et qui sont désireux de soigner « autrement » - en particulier en réduisant le recours aux antibiotiques[1]. Cette position privilégiée sur un marché des thérapies non conventionnelles semble expliquer en partie son essor, en dépit des multiples attaques dont elle a été et est toujours l’objet par ailleurs.

Une posture de neutralité inconfortable

Mais faites sortir la question de l’efficacité thérapeutique de l’homéopathie par la porte, et voici qu’elle revient par la fenêtre. C’est au cours de mes enquêtes de terrain que la question de ma propre croyance en l’homéopathie s’est imposée à moi. La première fois, j’assistais à une formation assurée par un vétérinaire homéopathe, et destinée aux éleveurs biologiques ou en conversion vers l’agriculture biologique, portant sur l’approche globale de la santé animale. L’objectif de cette formation était de présenter aux éleveurs différentes techniques permettant de mieux maîtriser les risques sanitaires et ainsi, de réduire l’utilisation d’antibiotiques. Il s’agissait principalement des méthodes préventives liées à la conduite d’élevage et à l’alimentation animale, mais aussi des médecines alternatives. La présentation de l’homéopathie, très synthétique, comprenait des précautions d’usage, parmi lesquelles la nécessité de tenir les tubes de granules homéopathiques éloignés de champs électromagnétiques. Le formateur a ainsi donné l’exemple des granules placés près d’un poste électrique dans les bâtiments d’élevage, ou près d’un téléphone portable, qui perdaient alors l’information dont ils étaient porteurs. J’ai alors songé avec perplexité à toutes ces femmes transportant dans leur sac à main des médicaments qui, d’après les dires de ce vétérinaire, n’en étaient plus.

Par la suite, dans le Jura, j’ai rencontré plusieurs éleveurs et éleveuses passionnés par l’homéopathie et qui ont pris le temps de m’expliquer comment « ça marche ». Dans la conduite de l’entretien, je faisais préciser certains points et je reformulais leurs propos afin de m’assurer d’avoir bien compris la démarche homéopathique et son principe de fonctionnement. Cherchant à saisir la logique et la cohérence de ces usages de l’homéopathie en santé animale, je me retrouvais parfois rattrapée par ma culture scientifique, liée à ma formation initiale d’ingénieure agronome. Face aux paroles des éleveurs, il m’est arrivé à certains moments d’y croire, d’être convaincue par telle explication, et d’autres fois de douter face à des interprétations des maladies trop éloignées de mes propres représentations.

Difficile de garder une réelle neutralité au fil des entretiens avec les usagers de l’homéopathie. Mais le fait d’y croire ou de ne pas y croire n’influence-t-il pas la manière dont je vais appréhender cette médecine et orienter mes interprétations ? A la lecture du livre d’O. Faure, j’ai eu parfois l’impression qu’il n’y croyait pas vraiment. C’est là l’effet de contingence produit par nombre d’études en histoire des sciences, qui crée un sentiment de relativisme extrême : toute technique se vaudrait dans l’absolu, celles qui ont gagné la partie auraient bénéficié de stratégies de développement plus efficientes, et l’homéopathie s’est maintenue tandis qu’une multitude de thérapeutiques apparues à la même époque ont définitivement disparu.

Un point de vue sociologique sur la question de l'efficacité thérapeutique

Pourtant, c’est cette question de l’efficacité qui m’a amenée à m’intéresser à l’homéopathie, alors même que je savais que je me lançais sur un sujet délicat. Car pour les éleveurs et éleveuses rencontrés, il n’y a aucun doute, « ça marche » : leurs animaux sont en bonne santé, et ils utilisent moins de produits antibiotiques. Contrairement aux premiers missionnaires de l’homéopathie, ils ne sont pas engagés dans des luttes politiques ou idéologiques autour de l’homéopathie. Ils me parlent simplement d’une approche thérapeutique dont ils ont éprouvé l’intérêt pratique. Comment comprendre leur point de vue ? Comment saisir « ce qui marche » et leur permet, selon eux, de mieux gérer la santé de leur troupeau ?

De nombreux de travaux de sociologie et anthropologie de la médecine l’ont montré, le médicament n’est qu’un élément du dispositif de soins, qui intègre également des gestes, des paroles, bref tout un cadre relationnel qui contribue directement à l’efficacité d’un traitement. En élevage, la relation de soins convoque de multiples acteurs : face à l’animal ou au troupeau, il y a l’éleveur ou l’éleveuse, parfois le conjoint ou l’associé, le père ou la mère, le vétérinaire et peut-être d’autres techniciens ou conseillers d’élevage. C’est ce contexte relationnel et les différents échanges qui y prennent place qui méritent d’être pris au sérieux et peuvent être analysés avec les outils méthodologiques et théoriques de la sociologie. Une telle démarche a été initiée dans le cas de l’homéopathie humaine (Gomart, 1995). Les résultats de mes propres enquêtes en élevage montrent quant à eux que la relation entre l’éleveur et ses animaux se trouve profondément modifiée suite au recours à la démarche homéopathique : elle gagne en suivi et en compréhension de l’état de santé de l’animal (Hellec, à venir).

Ces travaux doivent être poursuivis, et ces premiers résultats restent à confirmer, mais il semble bien qu’il y ait quelque chose « qui marche » dans la démarche homéopathique telle que les éleveurs la mettent en œuvre. Saisir cela, c'est gagner en compréhension du travail de soins et de ce qui fonde le pouvoir de guérir, au-delà du seul cas de l'homéopathie.

 

A écouter

Une émission de radio qui reprend le débat autour de l’efficacité thérapeutique de l’homéopathie, et aborde également la question de la croyance :

https://www.franceinter.fr/emissions/grand-bien-vous-fasse/grand-bien-vous-fasse-15-janvier-2019

Références

Faure O. (2015). Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie. La longue histoire d’une médecine alternative. Paris, Aubier

Gomart E. (2015). Homéopathie et/ou allopathie ? Les techniques de diagnostic dans l’articulation des cadres de référence. Techniques & Cultures 25 : 109-128

Goulet F., Le Velly R. (2013). Comment vendre un bien incertain ? Activités de détachement et d'attachement d'une firme d'agrofourniture. Sociologie du travail 55(3) : 369-386

Hellec F. (à venir). Les approches alternatives de la santé, une autre manière de prendre soin des animaux de rente. In D. Van Dam, J. Nizet et M. Streith. Le rapport homme-animal dans le domaine des agricultures alternatives et du respect de l’environnement. Dijon, Educagri.

Lagrange P. (1990). Enquêtes sur les soucoupes volantes. La construction d’un fait aux Etats-Unis (1947) et en France (1951-54). Terrain 14 : 92-112.

Notes
  1. ^ Cf. le billet de Lorène Piquerez sur les vétérinaires homéopathes en France et en Suisse : https://ritme.hypotheses.org/1580.